Justice Prédictive : 6 points de vue de professionnels du droit

Publié le 17 octobre 2018

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Parmi les sujets inhérents à l’intelligence artificielle et au droit, il en est un qui amène son lot d’interrogations chez les professionnels du droit : « la justice prédictive« .

Ce terme est-il galvaudé ? de quoi parle-t-on réellement lorsqu’on l’utilise ? Comment les juristes appréhendent-ils cette notion ? 

Développant un moteur de recherche juridique doté d’Intelligence Artificielle, Juri’Predis s’est tout naturellement intéressé au sujet et vous livre le point de vue de 6 professionnels du droit, découvrez-les :

Sihem Ayadi Dubourg, Directeur Juridique et Fiscal, Auchan Retail France

Sihem Ayadi Dubourg Directeur Juridique et Fiscal Auchan Retail France

« L’ouverture des données jurisprudentielles par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique (dite « Loi Lemaire ») et l’émergence des start-up du droit « legaltech » en sont les précurseurs. La justice prédictive s’appuie sur des algorithmes qui analysent les décisions rendues par les tribunaux afin de permettre de connaître les conséquences chiffrées de ces jurisprudences ou les arguments pertinents retenus par les juges. 

La justice prédictive ne fait pas l’unanimité, elle suscite curiosité et débat, néanmoins, il serait dangereux de s’en désintéresser. 

A mon sens, la justice prédictive doit apporter des évolutions bénéfiques pour la qualité et l’efficacité de la justice ainsi que pour les professionnels du droit et ce, dans le respect des principes fondamentaux de la justice. 

Cela dit, beaucoup de précautions sont nécessaires en matière de développement de  la « justice prédictive » : la transparence des algorithmes « le passé ne doit pas gouverner le futur « ,  s’assurer du respect de l’équité de la procédure et du débat contradictoire ainsi que de ne pas déshumaniser la justice.

Je pense que c’est maintenant qu’il faut réfléchir aux chances et aux risques que la justice prédictive comporte, comme aux conditions impératives de son développement. Ces logiciels d’algorithmes peuvent être de vrais outils d’aide aux professionnels du droit, mais doivent se développer de manière encadrée afin de ne pas s’écarter de l’objectif d’une  justice de qualit&eacute, efficace, humaine et individualisée. »

Kami Haeri, Avocat associé, Cabinet Quinn Emanuel

kami haeri

« Je parlerais davantage d’outil d’aide à la décision, d’aide à l’évaluation des préjudices, que de justice prédictive à ce stade, car il n’est pas question de laisser une machine décider seule, pas plus que nous ne verrons des machines plaider à la place des avocats. En revanche, nous devons anticiper les conséquences de l’élargissement massif des bases de données jurisprudentielles et la capacité de traitement de plus en plus sophistiquée de ces bases de données, via des critères de plus en plus précis et nombreux. C’est l’accès facilité à ces informations, via quelques plateformes qui occuperont une position monopolistique sur ce marché, qui risque en revanche de transformer notre rapport au droit et à la justice. Lorsque deux ou trois solutions informatiques de justice prédictive seront reconnues comme fiables dans le monde entier, elles bouleverseront notre rapport au risque : il suffira d’analyser, via plusieurs critères, la situation des parties en litige et la simple évocation des évaluations mathématiques conduites par les moteurs de recherche bouleversera l’équilibre entre les parties et sédimentera de manière quasi irrémédiable l’issue judiciaire du litige.

Elle a vocation à apporter une forme de prévisibilité des litiges, ce qui est légitime pour le citoyen, le juriste, le régulateur. Nous disposerons à terme d’outils plus précis, reconnus pour leur fiabilité, pour évaluer les risques financiers liés à un litige potentiel, ce qui nous permettra de déterminer notre stratégie avec une plus grande acuité. Je suis en revanche plus attentif à deux phénomènes que la justice prédictive risque de provoquer : d’une part une déjudiciarisation car ce seront désormais les compagnies d’assurance qui, munis de ces outils (dans lesquels ils investissent massivement) pourront évaluer très en amont les risques encourus par leurs assurés. Comme je le soulignais ci-dessus, dès l’instant où des solutions reconnues pour leur exhaustivité et leur précision auront établi une tendance sur un litige donné, il ne sera plus opportun pour les assureurs de se risquer à un procès dont l’issue sera quasi certaine. Donc des dossiers qui étaient confiés aux juristes et aux avocats seront captés en amont par des mécanismes de compensation entre assureurs. L’autre phénomène, plus inquiétant pour notre culture juridique commune, est qu’en consacrant le rôle du précédent, et donc du fait (par opposition au droit) la justice prédictive pourrait nous faire glisser lentement d’une culture de droit civil, où certes en présence de la jurisprudence nous cherchions à interpréter la règle de droit écrit, vers une culture de common law, basée sur l’étude des faits, sur les précédents. Ce sont donc des enjeux déterminants – et passionnants – qui sont soulevés par l’émergence de la justice prédictive. »

Arnaud Dumourier, Directeur de la rédaction, Le Monde du Droit/Legal News

« La justice prédictive c’est la possibilité de déterminer quelles sont les chances de gagner dans un contentieux donné ou d’évaluer un montant d’une indemnité à partir d’une analyse statistique de la jurisprudence fournie par des algorithmes.
Il s’agit d’utiliser le potentiel de l’intelligence artificielle en s’appuyant sur le machine learning c’est à dire la capacité d’auto-apprentissage des machines. Schématiquement, plus on utilise ces robots, plus ils sont capables d’affiner le résultat des recherches, et par conséquent de s’améliorer. »

« La justice prédictive ne doit être qu’un outil d’aide à la décision. Elle doit non seulement permettre de développer des stratégies juridiques et judiciaires mais aussi d’éviter le recours au juge en privilégiant les modes alternatifs de règlement des litiges. Cependant, elle ne doit pas se substituer au juge et supprimer son libre arbitre en exerçant une pression sur lui. On doit se poser la question de « comment fera le juge quand un algorithme lui présentera que 90 % des décisions sont rendues de cette manière pour tel type de contentieux ? » Est-ce que nous voulons une justice « mécanique » ? »

Olivier Raynaud, Avocat associé Cabinet 45 avocats, Membre du Conseil de l’Ordre

Maître Olivier Raynaud justice prédictive« La justice prédictive n’est pas le terme exact en réalité. Cela sous-entend que l’on peut prévoir une décision de justice avant même qu’elle soit prononcée. On devrait plutôt parler de justice analytique, mais l’expression fait moins rêver. Dans une certaine mesure chaque avocat fait de la justice prédictive dans son quotidien lorsqu’un client lui demande son ressenti sur son affaire. L’avocat se fonde sur la jurisprudence habituelle du tribunal qu’il connaît, sur son expérience et la façon de présenter un dossier selon tel ou tel magistrat. En d’autres termes l’idée est d’anticiper une décision de justice en ayant la possibilité d’analyser toutes les décisions de justice existantes selon le cas particulier pour aboutir à une analyse affinée. Historiquement cela n’est pas récent. En 1963 un avocat américain Reed Lawlor évoque les bases d’un traitement informatique des données d’un dossier afin d’anticiper sa recevabilité ou irrecevabilité (« What computers Can Do : Analysis and Prediction of Judicial decisions », American Bar Association journal 1963, p.337 s.). Plus tard Josh Blackman un chercheur met au point un modèle mathématique pour déterminer les verdicts de la Cour suprême des Etats-unis avec un taux de fiabilité de 75%.(« Predicting the Behavior of the Supreme Court of the United States : A general Approach », SSRN Electronic Journal 21 juillet 2014). Des chercheurs de l’Université de Londres, Sheffield et Pennsylvanie mettent en place un algorithme capable de deviner les décisions de justice, en croisant les faits, les arguments des parties et le droit positif (« Predicting Judicial Decisions of the European Court of Human Rights : a Natural Language Processing Perspective » https://peerj.com/articles/cs-93/#aff-1).

Ainsi, la justice prédictive doit ainsi être conçue comme un outil augmenté pour anticiper les chances de succès d’une décision de justice avec une expertise plus pointue du taux de réussite.

La justice prédictive tout comme l’intelligence artificielle d’une manière générale, est un outil au service du professionnel et en l’occurrence de l’avocat. Tout comme on entend parler de réalité augmentée, l’avocat devient un avocat augmenté. Cet outil lui permettrait de traiter plus rapidement des affaires qui peuvent être répétitives comme les évaluations d‘indemnisation pour se concentrer sur des affaires complexes avec plus-value. La justice prédictive devient un outil au service de l’avocat et de son client. »

Frédéric Rouvière, Professeur de Droit à l’Universite Aix-Marseille et Directeur du laboratoire de Théorie du Droit 

Frédéric Rouvière

« La justice prédictive ne doit pas se concevoir de façon prophétique mais plutôt comme une analyse rigoureuse des données juridiques en présence. Elle doit permettre de poser le diagnostic le plus objectif et le plus précis possibles sur les chances de gain et de perte du procès en explicitant les raisons proprement juridiques qui sous tendent une telle conclusion. En somme, la justice prédictive est une remise au goût du jour de l’expertise de tout juriste : être capable d’anticiper la marche d’un procès et le poids des arguments échangés.
 
La justice prédictive n’est pas seulement une rationalisation des tâches quotidiennes du juriste, elle doit aussi permettre d’explorer le champ des arguments possibles de façon systématique et de traiter de façon plus objective la jurisprudence. Bref, la justice prédictive devrait permettre d’atténuer les aléas humains dans le traitement de dossier, notamment sur le fait d’oublier d’exploiter des références pertinentes. La justice prédictive doit apporter un débat de plus grande qualité fondé sur une restitution objective des données en relation avec le problème juridique à traiter. La justice prédictive est avant tout l’occasion de mieux travailler et d’optimiser le temps gagné. Elle doit donner de la profondeur au regard du juriste en lui permettant de fouiller profondément dans les bases de données. »

camille peschouxCamille Peschoux, Juriste contentieux en assurances de personnes

« Je vois la justice prédictive comme une manière de maîtriser voire réduire l’aléa judiciaire en ayant une vision globale des positions des différentes juridictions sur une problématique juridique donnée.

Selon moi la justice prédictive peut être utile pour le professionnel du droit (avocat principalement) comme pour le justiciable lambda dans le sens où elle va permettre de limiter les risques liés à une procédure qui s’avérerait  ‘inutile’ ou ‘perdue d’avance’. 

La justice prédictive pourrait également contribuer à harmoniser les positions des différentes juridictions, ainsi qu’à désengorger in fine les tribunaux. »