D’un besoin d’intelligibilité du droit à une évolution du monde juridique par le Legal Design

Publié le 24 juin 2020

17 minutes de lecture

Le monde du droit a évolué au fil des siècles à travers le monde et il évolue encore aujourd’hui. S’il existe des progrès notables à des périodes précises, qu’en est-il aujourd’hui, à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle ?

Un constat est certain : l’évolution du droit ne passe plus uniquement par les juristes, même si ces derniers ont leur rôle à jouer, mais a lieu par le biais de nouveaux acteurs.

Qui sont ces nouveaux protagonistes ? Comment bouleversent-ils le monde du droit et comment prendre part à ce tournant du Droit ?

Juri’Predis développe une série d’articles consacrés à l’évolution du droit par l’apparition de nouveaux protagonistes avec ce premier chapitre dédié au Legal Design.

Prenons l’exemple du marketing : il n’est pas sans raison que de nombreuses entreprises se soient spécialisées dans la création de sites internet pour les professionnels. En effet, créer un site internet est aujourd’hui techniquement accessible à tous mais créer un site internet de qualité ne l’est pas. Lorsqu’un client entre sur un site internet, c’est souvent le premier contact qu’il effectue avec une entreprise. Si le site est illisible, incompréhensible, en manque de clarté, l’entreprise perd un potentiel client car l’instauration d’un climat de confiance à travers le site n’a pas eu lieu.

La clarté est un tel besoin aujourd’hui qu’elle est devenue une part de marché à part entière. Par exemple, la marque Stabilo commercialise des surligneurs de couleurs vives, utilisés comme outils de design mais aussi comme outils d’apprentissage.

Comme le démontre une étude de l’université du Québec à Montréal (UQAM), nous apprenons les choses à 83% par la vision. Le visuel a donc une place importante dans le processus de la mémorisation.

L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » voudrait que chacun connaisse la loi dans son entièreté. Or c’est une chose utopique. La loi n’est pas encore intelligible pour tous dans son ensemble et ce malgré des progrès au fil des époques.

Rappel historique

Le besoin de clarté, d’intelligibilité du droit est quelque chose qui s’observe à travers l’Histoire du droit. De la loi des XII tables en passant par Justinien puis par Charles VII avec la mise en écrit des coutumes en vigueur, une nécessité de mettre par écrit le droit s’est montrée afin que chacun puisse connaître le droit en vigueur. Néanmoins mettre par écrit le droit est une chose, le comprendre en est une autre. C’est pourquoi très vite, on s’est rendu compte que seule une infime partie du peuple était en mesure de comprendre le droit écrit.

Si en 1979, l’édit de Saint-Germain-en-Laye contribua à l’enseignement du droit non plus en latin mais en français, il faut attendre la rédaction de la Constitution française du 4 octobre 1958 pour que la langue française soit déclarée langue officielle. Enfin, c’est la loi de 1994, dite loi relative à l’emploi de la langue française ou loi Toubon, qui impose le français comme véritable langue du droit français. Plus récemment encore, depuis le 1er octobre 2019, la rédaction des arrêts de la Cour de Cassation rédigé en style direct. La rédaction du droit en une même langue comprise par tous est un pas dans l’intelligibilité du droit français.

Un constat apparaît : la clarté s’impose comme un besoin croissant à travers les époques et les domaines.

 

De ce besoin de clarté sont nés de nouveaux protagonistes utiles au droit d’aujourd’hui tel que le Legal Design qui jouent de la place importante du visuel dans le processus de la mémoire pour servir le Droit.

 

Le Legal Design

Définition

Nous avons certes déjà évoqué dans un précédent article (ici) la définition du Legal Design mais il ne parait pas être superflu de la rappeler. Cette fois c’est Kristina Lazatian, cofondatrice de La Law Box, fondatrice de l’agence Imagine et experte en Legal Design qui nous décrit ce que c’est pour elle le Legal Design.

« Le Legal design est pour nous la clé de construction d’un meilleur monde juridique, où l’humain est au centre de tous les questionnements, où tout produit et service juridique a un sens car il émane d’une co-création avec le client, où le droit est compris par tous et surtout ceux qui l’appliquent au quotidien.

Le Legal design est l’application de la méthodologie du design thinking au domaine juridique. Cette discipline est née en 2013 par la rencontre d’avocats de l’école de droit de Stanford et de designers et informaticiens de la d.school dans le but de développer des solutions innovantes pour l’accès à la justice.

Le monde juridique s’est approprié le mode de pensée des designers pour repenser le droit : c’est ce qu’on appelle le Legal design. Si on se réfère au schéma ci-dessous, la raison pour laquelle l’utilisation du design est extrêmement pertinente en droit est qu’en tant que juristes nous sommes autant des “problem solver” que les designers.

Le juriste a pour mission de résoudre un problème juridique et le designer quant à lui va résoudre un problème d’usage. C’est la méthode de résolution qui diffère, le juriste va se concentrer de prime abord sur le cadre légal alors que le designer va analyser en profondeur le besoin du client.

Le Legal design regroupe plusieurs aspects :

–          un process : application de différentes étapes pour arriver à une solution nouvelle, originale et créative ;

–      une approche organisationnelle : des solutions adaptées aux besoins des utilisateurs, techniquement possibles à développer et à implanter dans une organisation avec prise en compte de toutes les parties prenantes ;

–          un état d’esprit : savoir se mettre en retrait et écouter l’autre : c’est ce qu’on appelle l’empathie.

Le Legal design est aujourd’hui utilisé dans différents pays, les services juridiques, les cabinets d’avocats, les directions juridiques, les administrations, les Tribunaux et les pouvoirs publics dans certains pays. Adopter cette démarche d’empathie permet de replacer le client, le justiciable, l’usager du service public ou le consommateur au centre de toute démarche ».

 

Elle poursuit avec les avantages du Legal Design :

 

Avantages

« Il est possible de faire appel à la démarche du design thinking appliqué au droit à tout moment de la vie de l’entreprise ou du cabinet.

Le Business model design permet de créer un cabinet qui se distingue des autres sur le marché par une certaine plus-value. Cette méthodologie va permettre à l’avocat de repenser son modèle économique pour créer de nouvelles offres et services adaptés aux attentes des clients.

Le champ des possibles est très large dans le monde juridique, il faut donc se repositionner et analyser le marché et son segment de clientèle, observer les tendances du marché et ainsi identifier la valeur réelle apportée à ses clients.

Le Design organisationnel permet de créer un lieu de collaboration entre les différents avocats (associés et collaborateurs) mais également avec les clients.

Le Design de service permet d’imaginer de nouveaux services juridiques adaptés aux besoins des utilisateurs par l’observation des nouveaux modes de consommation.

Le Visual design permet de communiquer et construire des messages simples et clairs et à fort impact par une approche graphique et une utilisation du langage juridique clair.

Les avantages du Legal design sont importants : efficacité des productions, gain de temps, productivité des équipes, relation collaborative avec les collaborateurs et opérationnels ».

 

A travers cette vision on s’aperçoit que le Legal Design se veut dans l’intérêt de la personne que sert le juriste mais pas uniquement puisqu’il est au service du juriste lui-même en lui permettant un gain de temps par exemple.

 

« Simple mais pas simpliste »

On pourrait penser que le Legal Design est une façon trop simpliste d’expliquer le droit, et pourtant comme nous l’explique Kristina Lazatian :

« Le Legal design permet de communiquer l’information de manière simple, claire et efficace. Simple ne veut pas dire simpliste. Simplifier l’information communiquée dans une matière complexe comprise par un faible pourcentage de la population n’est pas simpliste. Il s’agit d’une démarche d’intérêt public, d’accès au droit pour tous.

Le langage utilisé dans le document dépend toujours du destinataire de celui-ci. Le langage juridique clair est une discipline à part entière. Dans certains pays comme les Etats-Unis, l’Angleterre ou le Canada, le “plain language” figure parmi les missions du Gouvernement pour s’assurer que les citoyens comprennent bien la loi.

Le barreau du Québec a mis en place un Comité de langage clair. Ils considèrent que « S’exprimer en langage clair, à l’oral ou à l’écrit, ne signifie pas que l’on change le fond du message ou que l’on change le droit. L’objectif visé est simplement de rendre nos écrits ou nos propos plus accessibles pour que le destinataire puisse agir en conséquence[2]» .

En conséquence, en s’adaptant à son destinataire et à l’objectif poursuivi par le document, la force du message juridique ne sera que renforcée ».

 

Il ne faut donc pas voir le Legal Design comme un moyen excentrique qui simplifie tout mais comme un accès plus clair au droit pour tous.

 

Le Legal Design à des fins d’intelligibilité du droit

Kristina Lazatian est de ceux qui croient que le Legal Design peut contribuer à l’intelligibilité du droit et de surcroit elle le démontre :

« Le Legal design est né avec des projets d’accès au droit et d’accès à la justice où il était question d’inintelligibilité du droit.

Un des projets phares menés sur le sujet date de 2009. Aux Etats-Unis, le “Center for Urban Pedagogy” est une O.N.G qui milite pour une meilleure information sur les droits des habitants de la ville de New York. Le C.U.P s’est ainsi associé avec la designer Candy Chang pour concevoir un guide pratique et accessible des règles à respecter pour les vendeurs de rue (à l’origine un millefeuille réglementaire impossible à comprendre). Quels étaient les objectifs dans ce projet ? Des vendeurs de rue conscients de leurs obligations et moins verbalisés et des clients confiants et plus protégés : tout le monde y gagne.

Dans la même lignée, le Legal design permet aussi de répondre à la problématique de l’illettrisme. En 2016, d’après l’UNESCO, le monde comptait 750 millions d’analphabètes (contre 871 millions en 1994). C’est dans ce cadre qu’a été créé le contrat de travail sous format de bande dessinée[4]. Ce contrat a été créé pour des ouvriers agricoles travaillant lors de récoltes saisonnières en Afrique du Sud. La plupart de ces ouvriers ne savaient pas lire, ni écrire et signaient leur contrat de travail à l’aveugle.

En effet, le dessin est un moyen universel de transmettre un sens. Ici, utiliser des histoires plutôt que des clauses contractuelles froides est finalement le seul moyen de permettre la compréhension des droits et obligations au salarié. Dans le cas contraire, il y a une absence totale d’accès au droit.

Le droit est complexe, parsemé de jargon juridique, d’archaïsmes, d’expressions que seuls les juristes peuvent comprendre. Les contrats sont créés par des juristes et pour des juristes. Mais qu’en est-il du justiciable ou du consommateur ?

91% des conditions générales de vente sont signées à l’aveugle[5]et le chiffre est encore plus alarmant pour les 18-34 ans : 97%. Cependant ces documents contiennent des informations essentielles sur la manière dont sont traitées nos données personnelles. Il y a des entreprises qui ont franchi le pas de la transparence. C’est le cas de Shine[6], une banque en ligne, consciente que les consommateurs attendent plus de clarté de la part des entreprises auxquelles ils confient leurs données personnelles. Ils ont entamé la première étape vers davantage de transparence : intégration d‘un encart explicatif clair et concis sous chaque section des conditions générales d’utilisation ».

 

Les agences spécialisées en Legal Design ont ce rôle de donner aux collaborateurs et aux clients une image plus nette d’un contrat ou de normes en vigueur et à plus grande échelle de contribuer concrètement à l’intelligibilité du droit. Bruno Dondero, professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, dit dans l’une de ces interviews au journal L’Express « un consentement de meilleure qualité est l’enjeu du Legal Design ». En effet, si une personne comprend mieux ce à quoi elle consent, on peut mieux prévenir des problèmes avenirs et le contractant comprend mieux ses droits et obligations.

 

Le Legal Design pour améliorer la relation client

Un sondage réalisé par mon-avocat.fr (aujourd’hui Justifit) indique que sur plus de 16 000 personnes interrogées, 44 % d’entre elles déclarent que leur collaboration avec un avocat ne se passe pas bien. Selon ce même sondage, les principales raisons de cette insatisfaction proviennent d’un « mauvais suivi du dossier » ou encore d’un « manque de réactivité et de communication de l’avocat ». Le legal Design peut une fois de plus intervenir et permettre plus de transparence envers les clients ; schématiser l’avancement d’un dossier ou schématiser des lois applicables au litige : n’est-ce pas là un atout majeur pour la relation client-avocat ?

 

A ce questionnement, Kristina Lazatian nous explique :

« Les cabinets d’avocats et les entreprises ont un grand besoin en Legal design ».

 

Au sein des cabinets d’avocats 

« Pour les cabinets d’avocats :

D’après une enquête menée par Clio, une legal tech américaine[3], 76% des clients souhaitent avoir une idée précise du coût final pour le traitement de leur dossier. Dans la même lignée, 74% des consommateurs du droit souhaitent connaitre le process dans lequel sera intégré leur dossier.

Dans cette même enquête, les consommateurs affirment être réticents à faire appel aux cabinets d’avocats pour la résolution de leurs problèmes juridiques car pour 35% d’eux la valeur finale ne justifie pas le coût. Pour 28% d’entre eux, ne pas connaître le coût final est un obstacle.

Il est aujourd’hui essentiel de prendre en compte ces données et se poser des questions sur son modèle économique pour le repenser ou bien l’améliorer afin de l’adapter aux attentes des clients.

En effet, les attentes des consommateurs sont de plus en plus façonnées par leurs expériences dans d’autres secteurs. Les clients souhaitent avoir accès au droit de la même manière qu’ils commandent un Uber ou qu’ils utilisent leur smartphone : des produits et services accessibles, intuitifs, ergonomiques. Certaines start up du droit ont démocratisé l’accès à certains documents juridiques comme les contrats par exemple avec des offres claires, accessibles et transparentes. Elles ont ainsi bouleversé la consommation du droit, la seule expertise juridique ne suffit plus. Chaque avocat doit se poser cette question : “Quelle plus value j’apporte à mon client ?”.

Ce besoin de changement d’état d’esprit est aujourd’hui indispensable surtout depuis la crise pandémique qui a largement touché les avocats.

La satisfaction client est aujourd’hui un sujet sensible et mérite une attention particulière.  Co-construire ses offres et services avec son client contribue très largement à cette amélioration : le client est intégré dans le processus et se sent écouté, ce qui a des conséquences positives sur l’expérience juridique globale ».

 

Au sein des entreprises 

« Pour les entreprises :

Le design thinking fait partie depuis de nombreuses années des méthodes utilisées par les Pôles Innovation des entreprises pour créer des produits et services innovants. C’est le moment aujourd’hui de pivoter et en faire profiter à tous les collaborateurs de l’entreprise par la fonction stratégique de la direction juridique.

Le juriste est l’expert de la production juridique. Tous les jours, il produit des codes de conduite, des chartes, des règlements intérieurs, des programmes de conformité. Ces documents sont-il lus ? Sont-ils compris ? Sont-ils appliqués ? Protègent-ils véritablement les intérêts de l’entreprise s’ils ne sont pas compris par les opérationnels ?

La réponse est non. Le Legal design permet de sensibiliser et d’impliquer l’ensemble des collaborateurs dans le respect des normes en vigueur et dans la remontée des risques, permettant ainsi une meilleure gestion des risques par les directions juridiques ».

Le Legal Design peut ne pas servir uniquement à renforcer une relation entre un client et son avocat. Le Legal Design s’avère être est un véritable atout pour contribuer positivement à l’image des entreprises et des cabinets d’avocats – à fortiori améliorer la relation avec le client. L’image au sens propre vient servir l’image au sens figuré.

 

Le Legal Design, un outil au service de l’éthique et de la conformité

La compliance, ou conformité en français, est un service qui s’impose de plus en plus au sein des entreprises, il vise à garantir un meilleur respect des normes en vigueur par l’entreprise et contribue à l’amélioration de l’image et de l’éthique d’une entreprise. Néanmoins, il n’est pas toujours aisé pour un compliance officer de faire comprendre toutes les normes en vigueur à un collaborateur qui n’est pas juriste. C’est là qu’intervient le Legal Design : il rend plus clair l’information. On dit qu’une image vaut mille mots mais une image est aussi plus rapidement compréhensible qu’un livre de données juridiques. La course contre le temps est un problème moderne et le Legal Design peut à la fois octroyer un gain de temps mais aussi un gain de clarté afin de promouvoir un meilleur respect des normes dans les entreprises.

Le legal Design est aussi un atout majeur pour les cabinets d’avocats. En effet, la plupart prônent une philosophie de transparence mais elle n’est pas toujours aisément mise en pratique.

 

Kristina Lazatian ajoute quant à l’éthique et la mise en conformité :

« Dans un climat de défiance généralisé des consommateurs mais aussi des collaborateurs internes, la transparence est aujourd’hui indispensable pour rétablir le lien de confiance. La démarche centrée utilisateur garantit naturellement la prise en compte des attentes des utilisateurs. Si les clients aujourd’hui attendent plus d’éthique de la part des entreprises ou des cabinets d’avocats, cela sera nécessairement pris en compte dans les projets de Legal design.

Pour les cabinets d’avocats, la transparence est un excellent moyen d’améliorer la relation client. La prédictibilité des coûts engagés pour une procédure est un facteur important pour les clients dans le choix de leur avocat ou encore la satisfaction clientèle. De même, une clarté dans le processus de traitement du dossier du client permet de renforcer le lien de confiance.

C’est également dans cet objectif de transparence que les entreprises citées ont redesigné leurs conditions générales de vente.».

« Le Legal design est un puissant outil de conformité dans les entreprises. Il permet de rendre les différents programmes clairs, accessibles et engageants. En effet, tous ces documents – les chartes éthiques, codes de bonne conduite, règlements intérieurs – ont une forte valeur pédagogique. Comment peut-on s’assurer de la conformité en entreprise si tous ces documents sont incompréhensibles ?

Les opérationnels ont besoin de documents juridiques faciles d’utilisation avec une efficacité maximale. Ils doivent savoir ce qui leur est imposé, où et quand.

Entrée en vigueur le 1er juin 2017, la loi Sapin II n’est toujours pas correctement appliquée dans les entreprises. Selon la dernière enquête de l’AFJE et d’Ethicorp[7], réalisée en 2019, près de 60 % des entreprises admettent ne pas être parfaitement à niveau.

Pour 49% d’entre elles, ce qui pose difficulté dans la mise en oeuvre de ces dispositions est la complexité des mesures.

Le Legal design s’attaquant à la complexité du droit permettrait de sensibiliser, accompagner le respect de ces obligations et ainsi révéler au travers de la compliance la fonction de support stratégique de la direction juridique ».