Comment digitaliser une Direction Juridique ?

Publié le 25 mai 2020

15 minutes de lecture

De nos jours, le monde du droit évolue rapidement et oblige les professionnels à suivre sa progression. L’Armée Américaine a même trouvé un acronyme pour caractériser ce phénomène : VUCA pour Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity.

En effet, les priorités et les projets sont très volatiles et changent en un instant, la visibilité à moyen terme (voire à court terme) est incertaine, les interactions se complexifient et le monde devient encore plus ambigüe.

Pour faire face à ce monde VUCA, intensifié depuis la crise de la Covid-19, les professionnels, les entreprises et notamment les directions juridiques doivent s’adapter en développant de nouvelles compétences. La connaissance du droit, bien que nécessaire à la profession n’est plus suffisante. C’est ainsi que le champ d’intervention du département juridique s’amplifie. En effet, selon Gartner les juristes verront leur charge de travail augmenter d’environ 90% en 2020. Afin de répondre à cette augmentation, les premières compétences à développer pour un juriste seraient celles du digital comme l’ont identifié LegalEDHEC et l’AFJE dans leur enquête sur le Juriste augmenté.

De plus, avec la crise que nous traversons actuellement, nous nous sommes tous rendu compte de l’importance du digital dans les entreprises pour continuer à exercer nos activités professionnelles.

Ainsi, quelles sont les solutions digitales pour surmonter cette augmentation de charge de travail dans les années à venir ? Quels sont les bénéfices d’une digitalisation de la Direction Juridique au sein d’une entreprise ?

Emilie Letocart-Calame, Consultante Transformation des Directions Juridiques chez Calame Consulting nous aide à répondre à ces questions.

Faut-il rappeler pourquoi se digitaliser ?

Tout d’abord, quand nous parlons de digitalisation, nous faisons référence à la transformation des processus internes traditionnels, des objets, des outils ou encore des professions en utilisant les technologies digitales. Le but de la digitalisation est de rendre ces processus plus performants.

Beaucoup d’études démontrent que les directions juridiques sont en retard face à la digitalisation des autres départements de l’entreprise. Les services marketing et financier ont déjà investi en la matière et les juristes se retrouvent à la traîne…

Avec la crise actuelle, les limites d’une organisation pensée exclusivement en présentiel se sont révélées selon Camille Letocart-Calame. « Nous devons adapter nos méthodes de travail à un travail à distance, et cela ne se fait pas sans outil. Être digitalisé n’est désormais même plus un avantage concurrentiel, ça sera simplement la nouvelle norme. »

Cependant, encore beaucoup de freins s’opposent à une telle transformation digitale. Dans une vision du monde du droit encore très traditionnelle, de très nombreux juristes restent réticents à l’utilisation des nouvelles technologies. Les principales raisons : la peur de se faire remplacer par des machines mais aussi la méconnaissance de ces technologies.

Quels sont concrètement les avantages à digitaliser une direction juridique ?

En se digitalisant, les processus de travail sont simplifiés et les juristes peuvent optimiser leur temps pour une augmentation des gains de productivité. Effectivement, l’utilisation du digital libère les juristes de certaines tâches comme la rédaction de contrats. Ainsi, ils peuvent se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée comme le conseil, l’anticipation des risques ou encore le management de projets.

En rattrapant son retard technologique, la Direction Juridique, souvent délaissée pourra, enfin, mettre en avant les métiers du droit, se rendant véritable associé au cœur de la stratégie de l’entreprise.

Digitalisation : par où commencer ?

Avant de se lancer, il faut se poser les bonnes questions, nous explique Emile Letocart-Calame : « de quoi a-t-on vraiment besoin ? Quels sont les points de difficulté les plus saillants ? Qu’est ce qui nous prend le plus de temps ? Qu’est ce qui est à plus faible valeur ajoutée et pourrait être automatisé ?

Ensuite se pose la question de la hiérarchisation des besoins qui seront sans doute nombreux, puis du budget qui pourrait être alloué à un tel projet.

Ce n’est qu’à ce moment-là que vient le temps du tour du marché, de la comparaison des offres, des fonctionnalités, des tarifs…puis de l’implémentation ! »

3 façons de digitaliser le département juridique

1. Pour suivre la digitalisation juridique, beaucoup de grands groupes ont fait le choix d’embaucher un Legal Operations Officer.

Au sein d’une Direction Juridique, le Legal Operations Officer (ou Directeur des Opérations Juridiques) est un peu le chef d’orchestre des projets transverses de la direction juridique, dont les projets digitaux mais pas exclusivement selon la consultante. Il peut gérer la partie RH de la Direction Juridique également, les mobilités, les processus et flux de travail, les solutions digitales nécessaires au bon fonctionnement du quotidien. Il a un profil juridique et est la plupart du temps issu de l’entreprise car connaître l’entreprise, son fonctionnement et ses objectifs est essentiel.

Le Legal Operations Officer va permettre aux juristes de se concentrer sur les tâches à plus forte valeur ajoutée. Celui-ci, en développant notamment l’utilisation des technologies, met en place les meilleures pratiques et les outils les plus performants. Il se doit d’avoir un rôle dans la gestion budgétaire et digitale afin d’optimiser les ressources de la fonction juridique dans un contexte où le budget est chaque année plus restreint.

Bien qu’Airbus, Total et Sanofi aient fait le choix d’embaucher un Directeur des opérations juridiques, on note tout de même que ce poste reste plus populaire aux Etats-Unis. La création d’une telle fonction au sein d’un département juridique doit être réfléchie car il faut que celle-ci soit rentable et que les problématiques organisationnelles du département soient suffisamment importantes pour justifier un salaire pouvant avoisiner les 150.000€ par an. Selon Emilie Letocart-Calame, pour les plus petites entreprises cela représenterait un coût non négligeable, et une personne de plus sur le registre du personnel. En temps de crise, cela peut être compliqué, c’est pourquoi le recours à un tiers, externe, permet de borner une mission tant dans le temps que d’un point de vue financier, c’est d’ailleurs ce qu’elle fait pour certains de ses clients actuellement.

2. D’autres entreprises se tournent vers les nombreux apports des legaltechs

Selon l’enquête LegalEDHEC et AFJE sur le juriste augmenté, l’une des principales compétences prioritaires pour performer et progresser est d’identifier et de tester en continu les nouveaux outils de Legaltech.

Tout d’abord, la Legaltech est la nouvelle génération d’entreprises qui propose d’utiliser la technologie qui permet entre autres l’automatisation et la dématérialisation des tâches. Le domaine des Legaltechs est en plein essor et s’adresse directement aux professionnels du droit ou aux justiciables.

L’utilisation des outils innovants apportés par les Legaltechs a de nombreux bénéfices pour le département juridique. Cela commence par l’automatisation de tâches rébarbatives sans valeur ajoutée, à la simplification des tâches organisationnelles qui donneront lieu à l’allègement de la charge de travail de juristes et ainsi à un gain de temps et de productivité.

Mais quelle solution choisir ? Là encore, une analyse des besoins au sein du département ainsi que de l’entreprise est essentielle.

1. Intelligence artificielle et machine learning

L’Intelligence Artificielle permet aujourd’hui de créer des procédés capables de venir appuyer le travail des juristes en collectant et en traitant des données. L’Intelligence Artificielle peut se définir comme « l’ensemble des théories, des techniques qui croise plusieurs techniques simulant les processus cognitifs humains ». Celle-ci a d’ores et déjà initié un changement majeur notamment dans la recherche juridique, en développant des programmes capables de trier les données juridiques de manière intelligente et de proposer des outils d’aide à la décision pour les juristes. 

C’est le cas de Juri’Predis. Créé par des chercheurs en Droit et des chercheurs en Intelligence Artificielle, Juri’Predis est un moteur de recherche jurisprudentielle doté d’Intelligence Artificielle qui délivre des jurisprudences pertinentes pour répondre à une problématique juridique.

Proposé en partenariat avec la Conférence des Bâtonniers de France, c’est un outil d’aide à la décision qui permet aux professionnels du droit de construire de façon optimale leur stratégie juridique.

Ainsi, dans le cadre de la transformation digitale d’un département juridique, Juri’Predis va notamment optimiser la stratégie juridique et débloquer des dossiers complexes pour faire gagner en productivité et défendre au mieux les intérêts de l’entreprise.

2. Actes et contract management

Toujours dans le but d’améliorer la productivité et de faire gagner du temps, les Legaltechs spécialisées dans les actes et le contract management vont aider les juristes dans la création, la gestion et l’automatisation des contrats.

Le principe consiste à associer chaque contrats, statuts d’entreprise etc… à un algorithme propre. Ainsi, une simple réponse à un questionnaire en ligne donnera suite à un contrat entièrement personnalisé, le tout de façon rapide, efficace et collaborative.

3. Sécurité et blockchain 

Afin de renforcer la sécurité des transmissions de données juridiques confidentielles, le département juridique peut aussi utiliser un système de blockchain. Cette technologie de stockage et de cryptologie permet d’échanger des biens en réduisant les risques et en diminuant les coûts pour les interlocuteurs concernés.

A titre d’illustration, le décret n°2018-1226 du 24 décembre 2018, instaurant la blockchain chez les notaires, est à ce jour, la promesse la plus forte d’une meilleure traçabilité des documents et sécurisation des transactions pour leurs clients.

Pour une Direction Juridique, cela signifie pouvoir échanger des données immatérielles telles que des titres financiers, ou encore des signatures électroniques en toute sécurité et garantir l’authenticité de documents sur le long terme, ce que le papier n’a jamais permis.

4. Modes alternatifs des règlements de conflits : médiation et arbitrage

La digitalisation des règlements des conflits (MARC) représente l’évolution logique des litiges résolus classiquement à l’amiable dans la sphère marchande matérielle. De nouvelles solutions de médiation s’offrent à la profession, entièrement dématérialisées, confidentielles et sécurisées afin de faciliter les démarches de la résolution de litiges.

Si les premiers contentieux à avoir eu recours aux MARC n’étaient que relatifs aux noms de domaine, ces derniers se sont considérablement développés ces dernières années, tout comme les structures pratiquant le règlement de ces différents. Dans cette course à la déjudiciarisation, amorcée en 2015 dans une volonté de simplification de la procédure civile, laquelle a atteint son paroxysme avec la loi de programmation et de réforme de la justice du 23 mars 2019, le juge peut désormais enjoindre les parties à rencontrer un médiateur afin de régler leur différend.

Plus encore, la résolution amiable des litiges est rendue obligatoire avant toute saisine du juge. C’est en outre le cas depuis le 1er janvier 2020, par exemple, des contentieux dont l’enjeu financier est inférieur à 5.000 euros, le décret n°2019-1333 du 11 décembre 2019 ayant inséré un article 750-1 au Code de procédure civile, selon lequel le justiciable doit justifier d’une tentative de conciliation, de médiation ou de procédure participative avant toute saisie de la justice, à défaut de quoi la demande serait frappée d’irrecevabilité. A titre d’illustration, il n’est plus possible pour une société de faire réclamer le paiement d’une créance inférieure à 5.000 euros avant d’avoir respecté cette nouvelle phase amiable obligatoire. 

Mécaniquement, et en toute logique, ce contentieux de masse pourrait avoir un effet de saturation des cabinets et de la charge de travail du Conseil s’il n’était pas géré grâce aux propositions du numérique.

5. RGPD et protection des données

La protection des données est devenue ces dernières années un enjeu majeur pour toutes les entreprises. Cela l’est d’autant plus pour les Directions Juridiques. De nombreuses Legaltechs se sont emparées du projet et ont développé des outils s’intégrant aux systèmes d’information, aux applications et aux sites web afin de rendre l’exploitation des données entièrement transparente.

3. Se digitaliser de façon autonome : le cas d’Ubisoft

D’autres entreprises ont décidé de prendre les devants et de créer et d’intégrer les outils nécessaires à leur transformation digitale. C’est le cas d’Ubisoft, entreprise de développement, d’édition et de distribution de jeux vidéo. Cette société a su internaliser les processus de digitalisation au sein même du département juridique en embauchant un codeur et un designer.

Arthur Sauzé, avocat et consultant Legaltech a analysé la stratégie de digitalisation du Département Juridique d’Ubisoft en vidéo sur sa chaîne Youtube « TEDI »

Ce qu’ils ont choisi de développer : le legal design et l’automatisation des actes juridiques. Les avantages qu’ils ont trouvé à développer par eux-mêmes leurs outils sont de pouvoir « intégrer » la culture d’innovation au sein du département juridique et ainsi cibler au mieux le besoin des juristes.

Le legal design peut être défini comme un ensemble de méthodes permettant de concevoir des documents et des services juridiques compréhensibles. Cela peut prendre la forme de vidéos, de schémas, d’images… Pour Ubisoft cela se concrétise en vidéo sur le RGPD ainsi que le design des accords de confidentialités (NDA). Grâce à cela, ils ont réussi à augmenter le nombre de contrats signés.

Ensuite, leur transformation juridique s’est aussi construite sur le développement de leur propre système d’automatisation et de génération d’actes juridiques comme les accords de confidentialité, les règlements de jeux concours, les formulaires de décharge etc… Ubisoft, dans le but de limiter les tâches chronophages et se concentrer sur la valeur ajoutée, a ainsi automatisé ses NDA afin que tous les opérationnels de l’entreprise puissent le signer si besoin.

Concrètement, comment sont-ils organisés ? Pour tous les projets, un chef de projet est nommé parmi les juristes et travaille avec les autres départements de l’entreprise pour que le département juridique soit intégré avec les autres et que les opérationnels soient plus enclins à collaborer avec les juristes. Ceux-ci travaillent en plus avec un outil de gestion des tâches permettant aux opérationnels de créer des demandes.

Cela a permis de réduire les tâches fastidieuses de l’équipe de juristes pour se concentrer sur le conseil et l’interprétation des situations et de la loi pour en tirer profit et en faire bénéficier l’entreprise entière.

 

Ainsi, ces dernières années, la digitalisation d’une Direction Juridique est un processus important à mettre en place au sein d’une entreprise. Néanmoins, avec la crise actuelle, cette transformation digitale est apparue indispensable. Ce n’est plus seulement un avantage, c’est dorénavant un processus nécessaire et essentiel à mettre en place pour une meilleure coordination et une plus grande productivité.

 

Article rédigé par Clémentine Bourdon, chargée de communication et marketing chez Juri’Predis